Un samedi soir à Montréal-Nord, sur une surface servant normalement au hockey cossom et convertie temporairement en ring, la lutte n’est pas une profession – c’est une passion.
Une passion surtout masculine, dictée par des règles machistes et alimentée par des stéréotypes de genre solidement ancrés dans l’imaginaire collectif. Notamment, les hommes se battent et les femmes, plus mignonnes, plus fragiles, font des simagrées autour du ring pour distraire et charmer la foule. Sauf que la passion se vit aussi au féminin et le 17 octobre, la NCW organisait la soirée Femmes Fatales 18, une célébration de la lutte féminine qui, un combat à la fois, essaie d’abattre les vieux stéréotypes freinant l’accès au ring à ces aspirantes lutteuses aux ambitions aussi imposantes que les muscles de leur contrepartie masculine.
Pour les non-initiés, l’ambiance est difficile à saisir. Il faut le vivre pour ne pas tourner au ridicule ces soirées de lutte indépendante. Devant 200 personnes sur des chaises pliantes, un observateur moqueur pourrait facilement ridiculiser l’événement. Après tout, la théâtralité de la lutte est rarement subtile et son langage requiert un relâchement assumé de la réalité. Connivence entre la foule et les lutteuses oblige, on sait qu’il s’agit d’un sport-spectacle. Même les plus irréductibles dans l’audience savent que ces femmes ont des vies à l’extérieur du ring, elles ne sont pas plus grandes que nature comme les héros de notre jeunesse sous les projecteurs flamboyants de la WWF (maintenant WWE). Sauf que dans la sobriété de l’opération, l’esprit de communauté prend tout son sens et le sport-spectacle macho devient une analogie surprenante de la raison d’être.
Trouver une passion et en faire sa vie.
Difficile de mieux résumer le parcours de ces femmes. Une personnalité influencée par les samedis soir devant une poignée de fervents. Une vie segmentée par les kilomètres parcourus pour alimenter ce besoin de divertir, cette passion du ring. Un quotidien en deux temps entre la «normalité» et ce loisir encore marginalisé.
Samedi, des lutteuses provenant du Saguenay, des États-Unis et même de l’Angleterre étaient rassemblées dans cet humble centre sportif pour quelques billets de vingt dollars, au mieux. Avec les modestes moyens de la NCW, les salaires astronomiques ne sont pas au rendez-vous. Même qu’un nombre surprenant de jeunes pugilistes font leur classe gratuitement, façon assez commune de se faire un nom dans l’industrie avant de recevoir l’honneur de commander un salaire avant de lacer ses bottines.
Le rêve de vivre de cette passion violente rencontre vite une triste réalité au Québec : il n’y a pas d’argent à faire avec la lutte féminine. On peut grappiller quelques dollars pour chaque apparition, mais rien pour s’offrir une vie. Les moyens modestes sont d’autant plus flagrants avec une famille à la maison.
Avant de faire cinq heures de route pour venir lutter à Montréal, deux jeunes femmes laissent derrière leurs emplois respectifs et leurs enfants. Une est coiffeuse et son copain attendra son retour avec ses trois enfants. L’autre travail dans le commerce au détail et son amoureux surveillera leur jeune fils de trois ans. Aucune des deux n’exposera cette facette de leur vie dans le ring, au contraire. L’arrogance de l’une et la flamboyance de l’autre seront placées à l’avant-scène pour le plaisir de la foule et des amis lutteurs aidant à organiser le spectacle.
Une autre réalité de la lutte au Québec – elle dépend énormément de l’entraide entre les lutteurs, les organisateurs et même les plus fidèles spectateurs à l’occasion. Que ce soit pour préparer le lieu avant un gala ou vendre les billets à la porte, tout le monde met l’épaule à la roue pour que le spectacle se déroule bien. À l’entracte, les lutteuses viennent elles-mêmes vendre des chandails à leur effigie et des DVDs regroupant leurs meilleurs combats. Après le gala, certaines vont saluer à l’extérieur les spectateurs qui espèrent les féliciter en personne. Quelques enfants, les yeux brillants, veulent des photos avec leur favorite de la soirée. Qu’importe les moyens à leur disposition, la passion fait son chemin dans le cœur des gens, des intervenants et de cette petite communauté tissée serrée qui monte et démonte un ring plusieurs fois par semaine pour alimenter cette vie nomade.
La question qui brûle les lèvres après une soirée comme celle de samedi: pourquoi soumettre son corps à tous ses supplices pour à peine de quoi se payer un repas et une boîte de pansements après?
Les réponses sont variables. Certaines rêvent d’un jour faire de la lutte à la télévision. D’ailleurs, la lutteuse d’expérience Saraya Knight était présente lors de l’événement principal de la soirée contre la championne de l’organisation Jessica Black. La fille de Saraya Knight est connue sous le nom de Paige à la WWE, une jeune étoile montante de la Diva’s Revolution mettant en vedette de plus en plus de jeunes lutteuses talentueuses à la télévision en même temps que les hommes. Pour certaines lutteuses de la NCW, Knight est une pionnière et l’accomplissement de sa fille est une lueur d’espoir pour justifier les heures passées au gymnase et les dimanches matin à crémer la peau tuméfiée à la maison.
D’autres ont la lutte dans le sang depuis plus de dix ans, quittant et retrouvant le ring selon les aléas de la vie et des grossesses. Parce qu’avec un loisir peu lucratif comme la lutte, les réalités de la vie s’interposent. Bâtir une famille, payer des factures, éviter les blessures pour ne pas manquer de jours de travail.
La communauté se présente aussi dans la nécessité d’affronter ses contraintes avec la réalité atypique d’un lutteur. Les amis deviennent des amants, des couples se forment, des enfants seront issues de ses unions formées dans le ring entre deux tranches fictives de sport-spectacle. L’humanité de cette passion se matérialise très rapidement dès que l’on observe un peu ce qui se trame dans l’ombre des projecteurs.
Les lutteuses, entre les matchs, soulèvent le rideau des coulisses pour regarder le travail de leurs amies dans le ring. Certains amoureux, aussi lutteurs les autres soirs, font la sécurité près du ring et aide au démontage du ring quelques minutes après le gala pour ne pas déranger l’intégrité du lieu emprunté pour la soirée seulement. La ligne entre le spectacle et la vie est floue, mince et malléable.
L’observateur attentif remarque toutes ces choses et apprécie d’autant plus le spectacle offert par ces femmes courageuses, passionnées et déterminées.
La prochaine fois que vous flânerez un peu avant le souper avant de trouver le courage d’aller faire un petit 10 minutes de jogging, pensez à ces femmes qui mettent volontairement leur corps en danger pour conserver la flamme de cette passion attirant souvent les regards moqueurs et les questions insipides. Pensez à cette énergie qui les habite, cette urgence de vivre qui se matérialise avec des genouillères et parfois du maquillage excentrique sous les yeux pour accentuer l’imperceptible nuance d’un personnage approximativement construit entre deux quarts de travail.
Pensez-y avant de dire que la lutte ce n’est pas vrai. Les coups sont peut-être télégraphiés, mais la vie de ces femmes n’est pas fictive, au contraire.
Trouver une passion et en faire sa réalité.
=> Merci à l’équipe de la NCW (www.ncw.qc.ca) pour les photos.
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