Quand la légende se transforme en faits, publie la légende
Ces mots sont empruntés au testament du cinéma western qu’est devenu The Man Who Shot Liberty Valance du prolifique cinéaste américain John Ford. C’est un journaliste qui pousse ces mots pour expliquer à un homme honorable que le meurtre qu’on lui accorde à tort construira sa grande carrière politique et le reste de sa vie. Il fallait donc pousser la vérité sous le tapis et laisser vivre le mythe dans la version officielle publiée dans le journal.
Publier la légende, ça encapsule aussi la vie plus grande que nature de feu André Roussimoff, ou Andre the Giant tel qu’il était reconnu entre les câbles aux quatre coins du globe.
Le Géant Ferré, comme on on se souvient de lui ici au Québec, est une fable démesurée alimentée par les narrateurs les moins fiables de l’industrie : les vieux routiers de la lutte professionnelle.
Promoteurs, gérants et lutteurs, tous se sont fait les dents avec des mensonges à tous les détours afin d’entretenir la suspension consentie de l’incrédulité associée au sport-spectacle. Ils vous diront qu’ils embellissent les histoires, bonimenteurs des temps modernes, mais officiellement, ils vous mentent sans scrupules. Si en 2020 le voile est tombée et les athlètes derrière les lutteurs ont des identités propres et distinctes, à l’époque du Géant Ferré, la ligne entre la fiction et la réalité était volontairement embrouillée pour entretenir les mythes, mais aussi pour vendre des billets et créer de l’engouement.
Le défi de raconter la vie d’un homme comme André Roussimoff, c’est aussi d’écumer le vrai du faux en acceptant à l’occasion de se faire passer un sapin, si vous me permettez l’expression.
Le vrai du faux
Après plusieurs années de travail, les historiens de la lutte Bertrand Hébert et Patric Laprade, aussi animateur de la lutte à TVA Sports, sont fiers de nous présenter la version française de leur livre, Le Géant Ferré, la huitième merveille du monde.
L’oeuvre colossale est le fruit de plusieurs années de recherche et d’un heureux concours de circonstances pour les deux auteurs aussi derrière d’autres titres biographiques sur la lutte au Québec, notamment la vie rocambolesque de Maurice «Mad Dog» Vachon.
« Un livre, c’est l’image du moment de sa publication. » C’est ce que me confiait Bertrand Hébert au bout du fil en me parlant de l’objectif à peine voilé d’offrir aux amateurs de lutte et au grand public une biographie définitive d’une figure mythologique.
Le hic avec cette entreprise, comme il me raconte, c’est que les intervenants ont la mémoire friable et, surtout, sélective. Ainsi, les contemporains d’André vont raconter la même anecdote avec différentes proportions et les autres, moins familiers, vous raconteront des témoignages entendus par personnes interposées.
Au final, la vérité se trouve quelque part entre les mensonges, les exagérations et l’admiration respectueuse à distance.
Une tempête parfaite
En avril 2018, la chaîne américaine HBO dévoilait son documentaire sur la vie et la carrière du Géant Ferré. La diffusion a ravivé la flamme des nostalgiques de la WWF d’antan et a aussi présenté le mythe d’André à un nouvel auditoire.
« Le documentaire a clairement réveillé l’intérêt », précise Bertrand Hébert en me parlant de la rédaction du livre. Cela dit, Patric Laprade et Hébert pensaient déjà à leur biographie avant la vague d’engouement déclenchée par le documentaire. Laprade était impliqué pour les entrevues en français, notamment avec la famille Roussimoff en France, et les contacts établis via la production documentaire a fortement aidé l’obtention d’informations pour la rédaction de la biographie. « Cet accès que Pat (Laprade) a eu grâce au documentaire a doublé nos chances et nos options d’aller au bout de cette histoire entre le mythe et la réalité. »
Comme le documentaire de HBO dure moins d’une heure trente, il y avait évidemment de nombreux angles morts et le livre replace les faits et trace les contours sur certaines zones grises.
Sauf qu’il y aura toujours une porte ouverte au mystère quand on parle d’André parce que le mythe, alimenté depuis des décennies, ne sera jamais éclairci par le principal intéressé emporté trop jeune à 46 ans après une longue bataille contre l’acromégalie. Cette maladie dégénérative, d’ailleurs, marquera le train de vie d’André et son inconfort face aux petites choses du quotidien.
Cependant, tout n’était pas que démesure dans l’univers du charismatique géant français, au contraire. Loin des projecteurs, André se retirait en campagne et profitait de la tranquillité et des rares moments à ne pas sentir les regards d’inconnus posés sur lui. À force de vivre dans l’œil d’une tempête, le réflexe d’alimenter le mythe s’est imposé comme une façon de survivre et de se garder une part de soi qui n’appartiendrait pas au grand public.
Malgré sa stature imposante, le Géant Ferré nous apparaît comme un homme réservé et les deux auteurs, dans leurs recherches, devaient construire des ponts entre les histoires récoltées.
« Tout le monde veut s’approprier la légende du Géant Ferré, » c’est ce que m’explique Hébert en me parlant de ses nombreuses rencontres.
Ce qu’il faut savoir avec le monde de la lutte, c’est que c’est une discipline d’initiés et, de l’intérieur, on n’alimente pas le kayfabe, ou du moins, presque pas. Les lutteurs sont souvent réticents à être perçus comme des fans de lutte, même s’ils ont forcément baigné dans l’admiration à un plus jeune âge. C’est probablement un syndrome attribuable à tous les sports professionnels quand tu entres finalement dans les vestiaires des grandes équipes. Mais quand on parle du Géant Ferré à ses contemporains, ils ont toujours une anecdote, une photo, un souvenir à partager avec une étincelle dans l’œil.
L’enfant amateur de lutte n’est jamais bien loin quand on évoque le Géant Ferré et ça rend les témoignages à son égard difficile à déchiffrer puisque l’admiration infantile, de par sa nature, s’alimente à même les exagérations.
C’est ainsi qu’une génération d’amateurs de la WWF des années 80 se plait encore à croire qu’André était l’homme le plus grand et le plus fort du monde, imbattable, invincible et légendaire. Les plus vieux présents à Montréal pour ses grandes batailles au Québec se souviennent de sa chevelure bouclée sautillante dans les airs, quelques têtes au-dessus de tous les autres lutteurs l’entourant.
Le géant des alpes françaises, ainsi présenté aux États-Unis avant son succès chez les McMahon de la WWF, était une figure de conte partout où il passait.
Lever le voile
Il y a cinq, dix ou quinze ans, un projet comme cet ambitieux livre de Laprade et Hébert était inconcevable. Quand ils ont commencé à s’intéresser à l’histoire de la lutte, les deux auteurs devaient convaincre les lutteurs et les gens impliqués dans le milieu qu’ils n’allaient pas rire de la discipline, bien au contraire.
On peut les comprendre puisque le divertissement sportif a longtemps eu la mauvaise réputation de phénomène de foire dans les médias populaires et pour le grand public. On a longtemps appuyé sur la mise en scène de la discipline, sans offrir d’importance aux grandes qualités athlétiques et théâtrales de ses artisans.
« On a amené le débat ailleurs et on se fait poser d’autres questions, » m’assure Hébert qui profite enfin de cette longue éducation par rapport à cette passion qu’il cultive. Pour parler d’André et de son mythe, il était important d’aller plus loin que les réticences habituelles devant la prédétermination des résultats entre les câbles. Maintenant qu’on accepte de plus en plus la lutte comme une discipline noble, digne du nouveau théâtre de Robert Lepage à Québec même, on peut creuser les histoires et mieux comprendre la vie des individus derrière les personnages construits devant nos yeux.
Parce que le Géant Ferré est un personnage et la démesure lui sera toujours associée. « Peu importe ce que l’on va découvrir sur Andre Roussimoff », m’explique Hébert, « ça n’enlève rien au personnage d’Andre the Giant. » Les faits seront alors peut-être différents quand l’histoire sera racontée de nouveau dans le futur, mais la légende est figée dans le temps et son époque.
Le Géant Ferré peut donc mesurer 7 pieds 4 pouces et peser plus de 500 livres tout en ingurgitant des centaines de bières au bar en consommant des quantités gargantuesques de nourritures avec ses 82 dents. André Roussimoff, lui, était plus près de 7 pieds et se plaisait à collationner aux petits fruits sur son tracteur en écoutant le bruit des animaux autour de lui.
Raconter l’homme est une nécessité pour mieux illustrer la légende, mais au final, nos souvenirs se souviendront de l’ombre projetée par le vilain gigantesque opposé à Hulk Hogan lors du troisième Wrestlemania devant près de 100 000 personnes au Michigan.
Le livre Le Géant Ferré, la huitième merveille du monde est disponible en librairie dès aujourd’hui et en ligne.
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